Le Poète clandestin

Publié initialement dans La Dryade, no 58, été 1969.

Personne ne le voit, ni le jour ni la nuit. De lui-même, il s’est mis au ban de la société afin de mieux pouvoir la détester. Il trame dans l’ombre des complots savamment ourdis, parfaitement organisés. Si, dans le monde, des gouvernements véreux s’effondrent, si des tyrans s’écroulent sous le poids de leurs crimes, ne cherchez pas trop loin — l’auteur de ces boule­versements, c’est lui. Ou bien ce sont des attentats qu’il exécute avec un sang-froid de vampire céleste : attentats à la pudeur des fausses prudes, atteintes à l’honneur des faux honorables, attaques contre la grandeur des grandeurs usurpées. Ce qu’il réussit le mieux, c’est de poser des charges explosives dans les banques du mensonge, de miner les routes natio­nales de la bêtise, ou encore d’enfoncer des bâtons de dynamite dans la tête molle des bien-pensants. Quelle fête alors de voir sauter pêle-mêle croyances lugubres, superstitions idiotes, hypocrisies vraies et fausses vé­rités ! Il n’a pas son pareil pour raboter l’intérieur des cerveaux, racler jusqu’au fin fond la matière grise. Là où sa main de sarcleur a passé, plus rien ne repoussera.

Certains, se souvenant de lui, de son visage amène lorsqu’on le voyait en­core parmi les hommes, disent maintenant : « C’est un fou ! » — d’autres : « C’est un fauteur de troubles. » Ou encore : « Je ne le comprends plus. » — Mais peu lui importe ce qu’on peut encore « penser » de lui. Imper­turbable, il va son chemin — une ombre privée de corps social, un esprit coupant le silex et libre comme le vent.

Si vous croisez sur votre route un être que vous n’avez jamais vu, qui ne suscite en vous nulle réminiscence, n’en doutez pas ! C’est lui. Lui, le poète clandestin. Un conseil cependant : faites semblant de ne pas l’avoir recon­nu. Ce qu’il déteste le plus au monde, c’est d’être rappelé au souvenir de cette société qu’il abhorre et dont il s’est retranché comme un lépreux.

— Mais, direz-vous, pourquoi cette folie, ce dégoût, cette rage, pourquoi même ce désespoir ?

C’est que le poète porte en lui l’image idéale de l’homme parfait, de l’amour absolu, de la beauté sans tache, d’un bonheur, d’une liberté sans limites. Alors, de voir tous ces êtres tarés, de voir cette laideur, ces crimes, ces in­justices et tout ce mal et ces malheurs qui souillent la terre des hommes…

Comprenez-vous à la fin ?

Et comprenez-vous aussi que le poète clandestin n’est pas seul au monde, que dans l’univers il a des millions et des millions de frères, de ceux qui sentent, qui pensent comme lui et qui agissent ensemble comme s’ils n’étaient qu’un seul être nombreux, toujours insatisfait et toujours révolté ?

L’Odeur

Publié initialement dans Les Cahiers luxembourgeois, 1937, no 6.

L’odeur du civet de lièvre s’échappe de la cuisine et vient gratter à la porte du salon. Quelqu’un dit : Laissez entrer cette bonne odeur ! On ouvre la porte et l’odeur entre comme un chien qui frétille de la queue et s’appro­chant de l’un et s’approchant de l’autre, en quête d’une marque de sympa­thie. Elle admire ensuite dans la grande glace ses jolis sabots d’oignon, ses bas de persil, sa robe de thym, son écharpe de vin, et dans son panier de feuilles de laurier, un lièvre lourd ensanglanté. Puis d’un bond joyeux elle saute sur le canapé, puis sur la table. Enfin sur le buffet où s’accumulent cristaux, assiettes peintes, bibelots de faïence, plateaux d’étain.

— C’est curieux, dit quelqu’un, quand je respire l’odeur du civet de lièvre, je songe à une petite chapelle aux vitraux rouges et verts. Et dans une niche il y a un saint qui distribue des pommes à des enfants.

— Et moi, à de la neige dans la nuit, un carrousel vide sur une place désolée.

— Et moi, je songe à une sœur morte.

Alors l’odeur devient triste et grimpe tout en haut de l’armoire et se fait petite, petite. Le tic-tac de l’horloge s’amplifie et les gens regardent le plan­cher et n’osent plus rêver.

Mais l’odeur a plus d’un tour dans son sac. Vite elle court à la cuisine et va chercher du renfort. Alors les frères de l’odeur, ses sœurs et ses cousines pénètrent dans le salon, se donnent la main et dansent une ronde autour de la table. Et quelqu’un dit avec une bonne voix d’homme :

— On commence à avoir faim, n’est-ce pas ?

Retour en haut