Poèmes de jeunesse (1934-1939)

Dune a inclus ces poèmes dans son anthologie-bilan Des rives de l’aube aux rivages du soir, Institut grand-ducal, Luxembourg, 1974.

Genèse
Les chevaux que j’appelle dans la savane aux rêves
Viennent l’œil sans effroi des montagnes du ciel
Où délibèrent les dieux nocturnes
Sur le destin de l’homme et de ses citadelles.

Un ange me donne le mot
Je lui construis le vers
Il me laisse le vers
Je lui rends la chanson.

Sous ces furieux sabots de corne aventureuse
Ce que j’entends crouler
Ce ne sont pas les cailloux du torrent
Mais les vagues des morts expirant à mes rives.

Te souvient-il encore
Homme des temps présents
Des longs fouets de feu qui claquaient sur la tête
Des escales du vent, des voyages de l’eau
Et des œufs monstrueux couvant aux blancs déserts
Sous le regard léthal des bêtes légendaires ?

Voici la rose bleue ouverte sur le lac
Les vallées du matin emplies d’une brume d’âmes
Et les plumes d’argent du grand serpent ailé
Secouant sur les monts le pollen de ses rêves.

Enfantines

Ces poèmes, écrits vers 1938, ont été publiés dans le numéro de Noël de la revue Les Cahiers luxembourgeois en 1950 et dans un tiré à part des mêmes Cahiers luxembourgeois en 1951.

2.

Déjà nos désirs du samedi soir patientaient sur les étangs dominicaux.

Dans les rues, où brillait la neige sous les flammes du gaz, nos voix brutalisaient des anges aux robes de fillettes. Il nous semblait que les étoiles se fussent rapprochées de la terre, tant était vive leur clarté que nous essayions de capter dans nos miroirs de poche ceints de celluloïd. Alors nos voix baissaient quand la lune de cuivre s’élevait à l’horizon et nous comptions les étoiles dans le champ pur de la glace.

Mais le ciel était encore trop vaste dans le creux de nos mains pour que nous eussions la patience de dénombrer tous les feux cloués au-dessus de nos têtes. Nous approchions alors notre visage du miroir, admirant les globes de nos yeux vernissés par le froid et tout fourmillants d’astres perdus.

Corps élémentaires (1948)

Publié aux Îles de Lérins, Journal des poètes, Bruxelles-Antibes, 1948.

Le Plaisir d’être

Ni ange ni bête
Ici et maintenant
Le plaisir d’être
Sans espoir sans regret
Purement simplement
Parmi l’ordre des pierres
La confusion des arbres
Les corps élémentaires.

La Malle de cuir (1946-1949)

Ces poèmes ont été publiés dans la partie « La malle de cuir » du recueil Brouillard, éditions Caractères, Paris, 1956.

La Boîte à cigares

Quel goût pour le paradoxe a poussé l’auteur à substituer une boîte-à-cigare à cette malle de cuir gonflée de tant de séductions ? Dessein d’étonner, croyance au pouvoir métamorphosant de l’esprit ?

Malle de cuir, boîte-à-cigares, crie l’ange du Bizarre avec don accent de faux clown anglais.

On aime rêver au destin de ces réceptacles de bois clair-sonnant, une fois leur contenu dissipé en plaisir fugace, cendre et fumée. Boîte de Pandore du pauvre, fourre-tout de l’enfant, cachette de la servante amoureuse, il n’est pas d’objet menu qui ne parvienne à s’y abriter : billets doux, timbres-poste, bagues ou billes trouvent un lieu de prédilection en ces coffres où le remugle du tabac pique le nez de mémorances d’îles. Maintes fois ils cachent aussi sous le couvert de l’anodinat les trésors de l’avare, les pornographies du collégien, des stupéfiants, voire des explosifs, cent autres choses clandestines, absurdes, menaçantes…

… cependant que sur le couvercle rêvent les belles Canaques aux seins de bronze, nonchalamment appuyées au médaillon où s’éternise le regard conquérant d’un général de pronunciamento ou celui plus alangui, mais non moins avide, des grandes favorites de l’Histoire.

Brouillard (1949-1951)

Publié aux éditions Caractères, Paris, 1956.

Le Grand Art d’oublier

Le grand art d’oublier, nous l’avons appris dans les livres d’histoire. Le grand art d’oublier quand la lumière est essentielle et la pensée comblée.
Le vase assume son rôle quand l’eau le remplit. L’étang reflète avec indifférence les mirages du ciel.

Dans la clairière, le vent des steppes noie ses tourments dans la crème verte de la mare. Un oiseau quitte son poste de sentinelle sur la cime enflammée et commence un long planement où l’accompagnent les rêves des feuilles mortes et les songes avortés des Icares tombés.

Le grand art d’oublier nous l’avons appris dans la poussière des bibliothèques. Mais que reste-t-il quand demeure le souvenir de l’oubli ? Un pli dans l’oreiller, peut-être, une page cornée.

Il reste le soleil et les assises de l’ombre et, dans les nuits marines, les grandes métamorphoses du sel. Il reste ce cri de souris dans le sommeil brumeux d’un chat et cette Vénus noire à six mètres sous terre. Il reste le retour des étoiles sur l’aveugle miroir et le souffle du dormeur prêtant l’oreille aux diseuses de bonne aventure du rêve. Et l’espace sans frontières dans l’œil perçant des oies sauvages.

Le Sablier et la Guitare (1958-1971)

Le recueil n’a pas été publié en tant que livre, mais Dune a repris ces textes dans l’anthologie Poèmes en prose, Naaman, Sherbrooke, 1973.

Le Sablier

Un 8 de verre soufflé, un menu mannequin pour petite fille jouant à la couturière.

Passent les modes, les saisons – lui reste immuable, bien que fragile. C’est un appareil hors du temps puisque le temps lui-même est contenu en lui.
Si on le couche, son 8 devient le signe mathématique de l’infini. Alors il ne mesure plus rien. L’infini, disent les arpenteurs, ne se mesure pas.

Les deux ampoules du sablier : deux têtes réunies par un cou greluchon – l’une, celle d’un enfant qui croit encore à l’éternité de ses jeux ; l’autre, celle d’un condamné à mort ayant perdu jusqu’à ses dernières illusions en attendant d’en perdre la toute dernière – sa propre tête.

 et la Guitare

On lui prête un corps de femme, un grand cœur éclatant d’amour, de colère ou de joie folle. C’est selon la saison.

Elle ne craint pas de dire de rudes vérités et même d’en appeler aux armes. C’est l’instrument de musique qui risque le plus d’aller en prison, de finir sur la paille, voire sur l’échafaud.

Pas métaphysique pour un sou, la guitare. Sa voix griffe, caresse, console, accuse. C’est une voix humaine. Parfois pourtant, elle a des grondements de fauve, des rages de démon.

Quant au temps, il ne lui sert pas de prétexte à scander de belles maximes, mais à chanter comme ça lui chante l’amour qui vient, l’amour qui va, la paix sous l’olivier, la liberté qui vole par-dessus les frontières barricadées.

Avant tout la guitare aime les corps qui dansent.

Rencontres du veilleur (1959)

Publié aux éditions de La Tour de feu, Jarnac, 1950.

Être seul

À Jean Vodaine

Être seul
Mais parler
Inventer des oracles
Imaginer des fables
Peupler son monde nu
De bêtes bienveillantes
Et puis recréer l’homme
Dans son éden perdu.

Ô mes amis cachés
Mes amoureuses inconnues
Je n’ai pas de clé à vous donner
Pour ouvrir les avares coffrets de la beauté
Mais seulement un peu de cette chaleur
Qui monte d’un degré dans l’ampoule du cœur
Rien qu’en sachant que vous êtes au monde.

Le peu de bonté qui me reste
Le peu d’émerveillement
Devant l’arbre la fleur
Je veux le partager
Je voudrais le sauver. […]

Douze coplas (1962)

Publié chez Vodaine, Basse-Yutz, 1962. Ces douze coplas ont été reprises dans le recueil posthume 30 coplas publié par Vodaine en 1994.

1. Astres jumeaux

Le soleil et l’espoir
Ont le même destin.
Ils se couchent le soir,
Renaissent le matin.

2. Jeunes amoureux

Comme un limpide huilier croisé
Toi, l’huile, et moi, tout vinaigré,
Nous regardons jour après jour
Mûrir les piments de l’amour.

3. Autre couple

L’amour fou et l’amour sage
Tous deux dans la même cage
Se regardent dans les yeux
Pour savoir qui ment le mieux.

XXIV poèmes pour cœur mal tempéré (1967)

Gravures de Jean Vodaine, publié chez Vodaine, Basse-Yutz, 1967. En exergue : « Ce sont mes fêtes . . . / Rutebeuf »

 Autoportrait à la fleur d’absinthe

Cet arbre transpercé
Par les épées du soleil
Cette rose des vents
Taillée dans les diamants de la rosée
Cette lune qui va par des chemins
Connus des seuls contrebandiers
Ce silence hésitant
Entre prière et cri de bête
Ce clou qu’une femme enfonce
Dans son dernier amour
Cette joie dans le deuil
Et cette folie méditative
Cet enfant qui attend
Le retour du père prodigue
Et cet oiseau qui réinvente
Chaque matin le plaisir d’être
C’est moi

Une fleur d’absinthe aux lèvres.

Remarques (1971)

Publié chez Vodaine, Basse-Yutz, 1971.

Toute la journée j’ai lutté avec l’archange du langage. Je ne l’ai pas terrassé, mais j’ai quand même réussi à lui arracher quelques belles plumes.

L’anneau de Mœbius (1973)

Eaux-fortes de Roger Bertemes, publié au Club 80, Luxembourg, 1973. Le texte a été repris dans Patchwork, éditions Phi, 1987. L’extrait qui suit reprend la typographie d’origine.

Il me faut pénétrer coûte que coûte dans ce désert sans mirages. La profondeur est insondable ; l’obscurité sans failles. Or, malgré l’impression de vide, j’éprouve comme une espèce de félicité et, pour un peu, je me croirais totalement libre si je n’avais la certitude que la liberté n’est que l’une de nos ultimes incertitudes.
Mais
il me
faut
poursuivre
mon
travail
de
taupe,
pénétrer plus avant dans ces tunnels qui ne débouchent nulle part et qui ne doivent rien aux casemates croulantes de la civilisation. Je crois même entendre comme un souffle de bête venu du fond des âges. C’est peut-être, AMPLIFIÉE par un microphone hypersensible, la respiration d’une mante religieuse ou la PuLSatiON d’une anémone. Et pas à pas il me semble découvrir les vestiges d’une station préhistorique ensevelie sous l’oubli.
Hors
du 
temps !
Hors
de
l’Histoire !
[…]

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