Les Taupes
Publiée en 1955 et créée en 1957 au Théâtre du Vieux-Colombier à Paris, la pièce, inspirée de faits réels, raconte l’histoire de cinq soldats allemands qui survivent, ensevelis de 1945 à 1951, dans un bunker bourré de vivres en Pologne.
Extrait de l’acte IV
RIEMANN. − Que dis-tu ?
NIETZKÉ. − Rien. Rien. Ne fais pas attention. Je parle pour m’étourdir. Je parle pour faire semblant d’avancer dans le temps, pour me prouver que j’existe encore, que je suis un homme. Je meuble le silence avec des rubans de paroles. Je le tapisse avec des mots, des mots. Les mots, les phrases, c’est nos tableaux, nos fleurs de papier, nos bibelots, nos alibis, nos prétextes. Les derniers témoins de notre vie. Ha ha ! De faux témoins. Alors je parle, je parle, je parle, je parle pour parler. C’est tout ce qui me retient encore. C’est des fétus de paille auxquels je me raccroche. (Un long silence.) Dis Riemann, comment fais-tu pour presque plus parler, toi qui parlais tant naguère. À quoi penses-tu quand tu ne parles pas ?
RIEMANN. – … ???
NIETZKÉ. − Riemann, je te parle. À quoi tu penses quand tu ne parles pas ?
RIEMANN. − À quoi je pense ? À rien. J’essaye de penser le moins possible. Je fais le vide. (Un silence.) Ça ne réussit pas toujours. Mais parfois j’y arrive. J’ai l’impression alors de flotter très haut, très loin dans une sorte de brume. C’est agréable.
NIETZKÉ. – Ah ! Et comment tu fais ?
RIEMANN. – C’est difficile. Surtout au début. Plus on chasse les idées, plus elles reviennent. On croit avoir fait le vide et puis ça gicle d’un autre côté. C’est un peu comme ces ballons d’enfant en caoutchouc, tu sais, ces vieux ballons presque dégonflés qui ont un creux à force d’avoir reçu des coups de pied.
NIETZKÉ. − Oui.
RIEMANN. − Quand on veut redresser le creux, il s’en forme aussitôt un autre du côté opposé. Pour faire le vide, le mieux c’est de penser à un tableau noir.
NIETZKÉ. − Un tableau noir ?
RIEMANN. − Oui. Quand une image se présente, un souvenir, hop ! Il faut vite effacer. Vite, vite, sinon tu es foutu. Il faut effacer, non pas avec une éponge − ça c’est encore une image − et alors tu risques de rester là comme un gamin, ton éponge à la main devant le tableau qui se recouvre de dessins et de phrases. Non, il faut effacer − comment dire ? − oui, avec une absence d’éponge, une non-éponge. Tu piges ?
NIETZKÉ. – J’essaie.
RIEMANN. − Ah, c’est difficile. Il faut encore se retenir de respirer. Respirer au compte-goutte et tâcher de placer ce qui te reste de pensée entre la peau du front et le crâne. C’est le meilleur endroit.
Les Tigres
Publiée en 1966 et créée la même année au Théâtre municipal d’Esch-sur-Alzette, inspirée également de faits réels, la pièce évoque des soldats japonais isolés sur une île du Pacifique qui survivent en combattants bien après la capitulation de leur pays.
Extrait du début de l’acte I
LE RÉCITANT. − Je suis l’esprit du drame, son messager masqué, l’interprète de ses silences. Car tout ne peut être dit. (Il sort un rouleau de papier de sa ceinture, le déroule et lit) : Seuls dans le monde, un lieutenant et un sergent japonais poursuivent la guerre. Depuis quatorze ans, ils vivent dans la jungle d’une île et refusent de se rendre. Ils ont appris que la guerre était finie, mais ils croient qu’on leur tend un piège et ne peuvent imaginer que le Japon ait été vaincu. Pour se ravitailler, ils font des raids sur les villages et tuent au besoin les paysans. La police et l’armée ont lancé une vaste action pour capturer les deux derniers combattants de l’empereur. Ils ont reçu l’ordre de tirer à vue sur eux. − Ceci avait paru dans les journaux en juin 1959. Mais ce qui était un fait divers est devenu depuis une légende. Or, quel est le peuple qui peut vivre sans légendes ? La vie se nourrit d’illusions. La vie elle-même : Illusion.
Extrait de l’Acte III
ONAKA. − Nous sommes fous.
FOUJIRI. − Fous, pour que les lianes ne nous étranglent pas, pour que le seigneur tigre ne nous tue pas, pour que les démons ne nous déchirent pas. Et pour cela, il faut devenir aussi souple que la liane, aussi cruel que le tigre, aussi rusé que les démons. Aujourd’hui, moi Foujiri, guerrier moi-même, je décrète la fête du nouvel homme.
ONAKA. − À boire !
FOUJIRI. − C’est ça. Bois ! Bois mon honorable ami ! (L’orage cesse graduellement.) Que l’alcool soit la dynamite qui fasse sauter en mille morceaux ta sacrée carcasse de samouraï de pacotille. Je vais arracher le masque qui cache encore ta face d’homme nu. (Il saute sur Onaka et fait mine de lui arracher un masque.) Là, là. Et maintenant danse, homme nouveau ! (Il danse lui-même. Onaka, vacillant sur ses jambes, le regarde d’un air hébété. Dehors on entend des rafales de vent et le crépitement de la pluie.) Écoute le vent, écoute ! Il va te faire danser.
ONAKA. − Je suis ivre.
FOUJIRI. − Onaka est ivre. Magnifique. (Il court vers l’entrée de la grotte.) Vous entendez, les singes et les perroquets ? Onaka est ivre. Et vous les nuages qui courez dans le ciel, et toi, grand vent, portez au monde la bonne nouvelle ! Onaka est en train de naître. (La lune apparaît entre deux nuages.) Et toi lune ! Vieille lanterne de ce bordel de monde, écoute : Onaka est en train de devenir un homme-tigre. (Il rentre dans la caverne et s’approche du lieutenant. Il lui écarte les bras.) Ho, tu as l’air d’un oiseau qui apprend à voler. Eh bien, vole. (Il le pousse dans le dos. Onaka fait quelques pas, les bras écartés, trébuche et tombe de tout son long sur le sol. Foujiri éclate de rire. Il aide Onaka à se remettre debout.) Encore bien faible, le jeune vautour. Allons, essaie encore une fois. Vole, vole.